L'Elu de Sahr est un être puissant, ancien et sage. On prétend qu'il parcout le Monde et qu'il ne revient dans la Forêt qu'une fois par mois au maximum... On raconte aussi qu'il contribua grandement à sauver la Forêt de la domination des citadins et qu'il serait capable d'abattre une ville entière par sa seule force..Ce n'est qu'une légende; mais les légendes n'ont-elles pas un fond de vérité ? Certains disent qu'une créature pareille ne peut pas exister, qu'on urait jamais vu ça. Et alors ? Serait-ce la première fois quon voit en Sahr Siruken quelque chose qu'on avait jamais vu ? Et depuis quand le mot impossible fait-il partie du vocabulaire de la forêt ?
Ces textes, qui ont été rédigés par l'Elu lui-même lorsqu'il a fait une écriture-mémoire, ont encore en train d'être décyptés.
J'ouvre les yeux, ou plutôt ma conscience s'éveille.
Je ressens, pas tout à fait pour la première fois, mais d'une manière nouvelle, la chaleur du soleil contre mon corps, son éclat brûlant sur le sommet de ma tête.
Je perçois le souffle du vent sur ma puissante poitrine, son chant mélodieux sur la plaine. J'entends le cri des oiseaux qui volent dans le ciel....
Et je vois des petites bêtes bipèdes s'affairer au-dessous de moi. Elles crient et gesticulent, je ne comprends pas bien ce qu'elles disent, mais elles me semblent dangereuses.
J'entame un mouvement de recul, mais je m'aperçoit que je ne peux pas bouger..
Le temps passe.
Le spectacle du soleil au crépuscule me remplit toujours de joie, malgré les années. J'aime beaucoup le voir déployer ses longues lianes orangées dans une tentative désespérée de garder le contrôle du ciel. Il perd toujours, bien sûr.
La nuit et la lune argentée finissent toujours par vaincre le soleil du soir et prendre sa place au firmament.
Peu à peu, les ombres l'emportent sur le jour, les arbres disparaissent dans l'obscurité, les étoiles se mettent à briller, et le soleil disparaît. Toujours.
Ainsi en va le monde....
Le temps passe.
Ce matin, j'ai vu deux bêtes d'en-bas se battre. L'une était rayée de noir et de blanc, elle avait quatre pattes pourvues de sabots qui lançaient des étincelles lorsqu'ils frappaient la roche nue. Elle avait un cou allongé et des poils en brosse au sommet de l'encolure. Je l'avais vue arriver de loin, son pelage contrastait tant avec l'ocre terne du sol ! Elle allait si vite, si vite !
L'autre bête d'en bas était plus petite. Elle poursuivait la blanche-et-noire. Son poil était fauve, elle avait une longue queue souple et mobile, quatre pattes plus souples que la blanche-et-noire.. Une crinière jaune-or cerclait son cou et ses mâchoires puissantes.
Elle allait encore plus vite que la blanche-et-noire, et elle l'a rattrapée.
Elle a sauté sur son dos. J'ai vu la blanche-et-noire vaciller, elle était à bout de forces. La bête-à-crinière a sorti des piques couleur ivoire des ses pattes, et elle les a plantées dans le flanc de la blanche-et-noire. La blanche-et-noire a hurlé. Son cri a déchiré mes oreilles.
J'ai voulu dire à la bête-à-crinière d'arrêter, elle gênait la blanche-et-noire, ce n'était pas bien. J'ai voulu lui dire quelle n'en pouvait plus, quelle ne voulait plus jouer.
Mais je n'ai pas pu. Mes lèvres étaient fixes et immobiles, et aucun souffle ne circulait en moi pour articuler mes pensées. Je me suis contenté de parler dans ma tête...
La bête-à-crinière a ouvert sa bouche, et elle a mordu le cou de la blanche-et-noire. Un liquide rouge et épais a coulé. J'ai été intrigué, c'était la première fois que je voyais ça.
La blanche-et-noire s'est écroulée. Et elle ne s'est pas relevée.
Je n'ai pas compris. Pourquoi la blanche-et-noire ne bougeait plus ? Pourquoi une flaque de ce liquide rouge s'élargissait sous elle ?
Le temps passe.
Aujourd'hui, le ciel pleure. Le ciel change souvent de couleur, je ne comprend pas trop comment il fait, mais je trouve ça joli. Parfois, il est bleu azur, plus pur que la plus pure des marres de la terre. D'autres fois, il est tout noir, menaçant, et lance des éclairs jaunes très bruyants. Là, il est plutôt gris terne. Il est triste je crois.
Ses larmes roulent sur mon nez. Je tente d'ouvrir la bouche pour en saisir une, on dit que les larmes sont salées. Mais je ne peux pas desserrer les dents. D'ailleurs, comment pourrais-je goûter les larmes du ciel puisque je n'ai pas de langue ?
Si j'avais pu le faire, j'aurais sourit. Les larmes-du-ciel me chatouillent, c'est si agréable !
Personnellement, je pense que le ciel est vivant. Il respire, le vent est le résultat de ses expirations et inspirations. Il bouge; il est parcouru de drôles de petits tas de coton gris, noir ou blanc, ce doit être ses muscles. Il mange parfois la terre, ses grands membres puissants arrachent les arbres, arrachent les rochers et les bêtes puis les fait disparaître. Il montre ses sentiments très bien, il communique avec les autres dans un langage clair, toutes les bêtes d'en-bas et d'en-haut l'écoutent et le comprennent. Lorsqu'il est en colère, il fait pleuvoir les éclairs jaunes très bruyants, quand il est heureux, il est bleu clair, et quand il est triste, il pleure. Je pense donc qu'il est vivant.
Moi, je ne dois pas l'être. Je ne me nourris de rien, je ne respire pas, je ne peux pas exprimer mes émotions, ni communiquer, je ne peux pas bouger. Je n'ai pas de souffle. Je suis Sans-Souffle...
Cette révélation me frappe de plein fouet.
Le temps passe.
Les larmes-du-ciel ont créé des flaques d'eau. Mais elles sont souillées par la terre, elles sont couleur de boue et pleines de poussière. Pourtant, les bêtes d'en-bas vont boire dedans. Elles se battent aussi parfois pour accéder à une des flaques. Je pense que c'est parce que l'eau est vitale pour elles. Pour les vivants.
J'ai aussi compris que les bêtes d'en-bas n'étaient pas toutes pareilles. Il y avait celles qui se nourrissaient avec des plantes, elles penchaient la tête vers le sol pour arracher entre leurs dents plates les feuilles et végétaux. Il y a aussi celles qui mangent les autres bêtes, comme les bêtes-à-crinière. Elles ont des dents pointues. C'est bizarre. Parfois, j'aimerais savoir quel est le goût de ce qu'elles mangent. Ce doit être bon, sinon, pourquoi mourraient-elles pour en avoir ?
J'ai les pieds dans l'eau. Ce n'est pas très confortable, mais je n'ai pas froid. Comment pourrais-je ressentir une chose pareille ? Je crois qu'une flaque s'est formée dans mon dos, mais je ne peux pas tourner la tête pour le savoir. J'aimerais bien, pourtant.
J'ai découvert qu'il y avait des bêtes dans l'eau. Cela m'a surpris. Apparemment, elles avaient pu venir jusqu'à moi parce que le fleuve que je distingue entre les palmiers a débordé. Ce sont des créatures toutes vertes, plutôt vert écorce. Je crois qu'elles ont des écailles. Quand le soleil se reflète sur leur peau, je peux voir plein de petites aspérités qui brillent. Elles ont une forme plutôt allongée, une très longue queue et de toutes petites pattes. Et une très grande mâchoire pleine de dents très pointues. J'ai deviné que ce sont des tueurs, comme la bête-à-crinière.
Pour moi, le fleuve qui est à côté, caché dans les palmiers, est un véritable mystère. Je ne sais pas d'où vient toute cette eau, ni où elle va, car j'ai remarqué qu'elle bouge. L'eau dans les flaques ne bouge pas, elle C'est étrange.
Je sais que je n'aurais jamais la réponse à cette question. Je ne peux pas me déplacer, je suis obligé de contempler indéfiniment le même bout de fleuve....
Le temps passe.
Un oiseau se pose sur mon oeil. Il enfonce ses serres dans mes paupières. Je n'ai pas mal. Non, je ne ressens rien. Rien du tout, à part une petite gêne. Je veux me débarrasser de la bête d'en-haut, mais comment pourrais-je lui faire peur puisque je suis complètement immobile ? Pour elle, je ne suis qu'un perchoir convenable, hors de portée des tueurs d'en-bas.
Je peux voir ses plumes de très près. Elles sont complexes et belles, aussi.
L'oiseau replie ses ailes et lance un cri moqueur. Il déploie sa queue pour se maintenir sur mon oeil malgré les bourrasques de vent. Il cligne des yeux, un grain de sable vient de se loger entre ses paupières et doit lui faire mal. Il lance un autre cri, et un second oiseau arrive.
Le premier oiseau me lâche et rejoint le second, comme hypnotisé...
Le temps passe.
Les deux oiseaux sont revenus. Ils n'arrêtent pas de faire des aller-retour entre le coin de mon oeil et le sol. A chaque fois, ils ramènent des bouts de bois. Ils construisent un nid. J'en ai déjà vu sur les arbres au bord du fleuve. Je me demande comment ils vont faire pour l'accrocher à mon oeil. Ce n'est pas vraiment pareil qu'une branche d'arbre.
En fait, ils ont réussi à coincer les premières brindilles dans les petites aspérités du coin de mon oeil. Ensuite, ils ont continué à amasser des brindilles et à les assembler. Parfois, ils ramènent de la boue pour coller les bouts de bois entre eux. Ils prennent aussi de la mousse et d'autres choses dont je ne connais pas le nom.
Ils ont vite fini le nid. Il est rond, mais un peu aplati car il est coincé contre mon oeil.
L'un des deux s'est installé dans le nid. Il s'est assit. Quand il s'est relevé, j'ai vu trois petites formes grises, ovales et assez terne, reposer dans le nid. Cela m'a intrigué.
L'autre oiseau s'est envolé et je n'ai pas réussi à voir où il allait. Celui qui était dans le nid s'est rassit, et a mis le bout de son bec entre les plumes de son aile. Il a fermé les yeux. Il couvrait les petits ovales gris....
Le temps passe.
Le ciel a encore pleuré. Mais cette fois, il a pleuré de rage. Il était tout noir et lançait des éclairs jaunes très bruyants. J'ai compris pourquoi les oiseaux avaient bien aimé mon oeil pour faire leur nid. Ils étaient à l'abri des fureurs du ciel et à l'abri des tueurs de la terre.
Les petits ovales gris n'existent plus. Des tout petits oiseaux ont percé l'enveloppe des petits ovales gris et les ont détruits avec leur bec.
J'ai compris que c'était les enfants des oiseaux.
Ils réclamaient sans cesse à manger en piaillant très fort. Ils avaient les yeux à demi fermés et leur plumes étaient toutes collées, parce que je ne les distinguait pas. Ils étaient vraiment petits.
Leurs parents leur amenaient sans cesse à manger. Ils n'arrêtaient pas de faire des allers-retours. Ils me distrayaient. Mais là, ils étaient restés avec leurs enfants. Ils n'osaient pas affronter le ciel. Personne n'aime se frotter au ciel lorsqu'il est en colère.
J'ai aussi compris une chose très importante. De près je pouvais voir que les deux grands oiseaux n'étaient pas vraiment identiques. Ils n'avaient pas tout à fait la même forme, et même leurs plumes n'avaient pas exactement la même couleur.
J'ai fait le rapprochement avec les différences qu'ils y avait entre les bêtes-à-crinières. Certaines n'en avaient pas, même si elles faisaient partie de l'espèce.
J'ai compris qu'il y avait des mâles et des femelles.
C'est compliqué.
Les vivants se divisent entre mangeurs et mangés. Là-dedans, ils se divisent en plein d'espèces différentes. Et en plus, dans chaque espèce il y a des mâles et des femelles.
Je ne vois pas trop à quoi sert cette différence.
Mais ce n'est pas ça le plus important. Je me suis demandé à quel type j'appartenais, mâle ou femelle. Je n'a jamais réussi à savoir à quelle espèce j'appartenais, je ne sais pas ce que je suis sensé manger, et je n'ai jamais rencontré personne comme moi.
Mais je devais bien être ou femelle ou mâle. Mais je ne suis aucun des deux.
Cela m'a choqué. Encore une fois, je marquais ma différence avec les vivants...